Choc des générations et déficit culturel à Djibouti

Publié le par Aden Omar Abdillahi

                 Les luttes générationnelles qui ont secoué bien des sociétés africaines, en mettant à nue des divergences entre les anciennes et les jeunes générations, commencent à être à l’œuvre dans notre pays. C’est une résultante inéluctable et inhérente aux transformations de toute société vivante qui est entrain de prendre corps dans la notre, sans annoncer sa couleur ni sa forme. Jamais dans l’histoire de la société Djiboutienne, le fossé entre anciennes et nouvelles générations n’a été aussi béant et profond, et mis à jour avec autant d’intensité. Rarement dans le passé, les jeunes générations n’ont tenté de remettre en cause la position sacrosainte et la place privilégiée de leurs aînés. Leur leitmotiv, « à chaque époque ses hommes », s’est renforcé de la conviction que leur tour est enfin arrivé. Quant aux anciennes générations, elles se méfient de ces ambitions prématurées et estiment qu’il est encore trop tôt pour passer totalement le flambeau aux jeunes. S’installe alors une mésentente. Simple divergence des points de vue ou véritable clash générationnel ? Que dissimile ce conflit générationnel sur le plan culturel ?

 

            Impatience des jeunes et prudence exagérée des aînés

Les jeunes générations s’évertuent à pousser à la sortie les anciennes et aspirent à assumer un plus grand rôle dans les responsabilités culturelles, sociales, économiques et politiques du pays. Elles dénoncent la dictature de l’âge, rejettent cette culture qui attribue le monopole du pouvoir décisionnel aux aînés et se sentent reléguer à une place secondaire. Les membres de cette nouvelle génération entendent mettre en avant les nombreux atouts dont ils disposent. En effet, ils pensent être plus énergiques, plus proches et plus au fait des réalités et préoccupations sociales actuelles, et de plus, mieux formés que les anciens. Ils ne veulent plus être sous-estimés et considérés immatures n’ayant pas voix au chapitre des décisions mais traités en partenaires indispensables et capables d’apporter une contribution décisive. Ils se rebellent contre le statu quo et l’immobilisme, selon eux, orchestrés par les représentants de l’ancienne école. Ils reprochent à leurs aînés de ne pas être suffisamment à leur écoute et peu enclins à prendre en compte leurs compétences avérées et de privilégier le facteur âge synonyme de plus d’expériences au détriment de leurs diplômes.

 Pour les ainés, pas question pour le moment de transférer les rênes de la société aux mains des jeunes générations encore trop fragiles et surtout pas prêtes à endosser une telle charge. Il faudrait laisser aux jeunes le temps de grandir, de mûrir et de gagner en expériences afin d’éviter un péril jeune au pays. Les anciens sont sceptiques face à ce qu’ils qualifient de précipitation irréfléchie quant tenue de la largesse d’épaules que nécessite la responsabilité de manœuvrer les commandes sociales, économiques et politiques du pays, lui-même encore très jeune. Conscients de l’impatience et de la frustration qu’alimentent la situation, ils essayent de temps en temps de lâcher du leste, non sans craintes, pour calmer l’ardeur des jeunes-loups qui les guettent sans relâche. 

Dans ce combat pour le leadership, jusqu’à présent en faveur des anciens, ce n’est pas seulement deux catégories qui concourent pour le devant de la scène mais également, s’affrontent des états d’esprit et des mentalités aussi bien en repères qu’en approche complètement différents.

 

            Différence d’états d’esprit et crise culturelle

Les anciens sont plus conservateurs, prudents, attachés aux sentiers battus, méfiants aux changements brusques, soucieux en premier lieu de la stabilité, de la cohésion sociale et de la paix, très sensibles aux égards et protocoles ethniques et claniques, et collectivistes. Alors que les jeunes dénotent un comportement de plus en plus ambitieux, sophistiqué, libéral, individualiste et révolutionnaire. D’ailleurs, ils sont peu respectueux des traditions et des cultures ancestrales jugées désuètes et d’un autre âge.

Les deux générations ne semblent plus se situer sur la même « longueur d’onde », les ressemblances s’amincissent et les divergences des mentalités s’accumulent. En fait, la situation est beaucoup plus profonde et ne se résume pas simplement à un conflit des méthodes, pour le moins contradictoires, mais nous assistons à un véritable choc culturel entre anciennes et nouvelles générations. Les jeunes nés après l’indépendance, qui dans leur grande majorité n’ayant pas connus la campagne ni le tourbillon de la lutte contre la colonisation à l’instar de leurs parents, ne se reconnaissent plus dans l’idéalisme et dans ces traditions ancestrales auxquelles les aînés semblent vouer un attachement tout particulier. Sans renier leurs origines, ils ne se définissent plus par rapport à cette culture un peu trop tournée, à leur goût, vers le passé et qui est incapable d’armée son homme pour affronter les aléas d’un monde bouleversé par la mondialisation.

A l’heure d’internet, des multiples gadgets électroniques, du câble, de la société de surconsommation ou de l’américanisation des comportements, difficile pour ces jeunes générations djiboutiennes formées en majorité à l’école occidentale de s’accommoder d’une culture orale dont elles ne connaissent que quelques bribes. Une culture dans laquelle elles ne s’identifient qu’accessoirement et attribuée aux anciennes générations. Ce décalage identitaire est visible à travers les émissions culturelles de la télévision et de la radio dominées par les cultures traditionnelles et dans lesquelles les jeunes sont quasiment absents puisque n’ayant pas leur place.

 

Identité djiboutienne ?

Le canal de transmission de la tradition culturelle entre parents et jeunes semble s’être bouché depuis longtemps dans notre pays. Quelques soient les justifications de cette obstruction, la relève ne paraît plus assurer et le danger d’acculturation menace fortement les jeunes générations du moment et celles qui les suivront. Avec l’extinction prochaine de ses derniers défenseurs, les cultures traditionnelles djiboutiennes risquent sérieusement de sombrer dans les oubliettes. Etant donné, que nous subissons au niveau mondial, depuis au moins une quinzaine d’années, une pression accrue du processus d’homogénéisation culturelle qui précipite la fin de la diversité culturelle et favorise l’imposition d’un model culturel unique autour des valeurs occidentales, et surtout américaines, serons-nous définitivement embarqués dans ce paquebot de l’uniformisation ou saurons-nous préserver nos spécificités culturelles à priori fragilisées par la faiblesse de la transmission parentale et par l’absence d’intérêt avéré de la part des jeunes ?

Quoiqu’il en soit, une identité djiboutienne, base fondamentale de la pérennisation de la culture et repère social vital, transcendant les clivages ethniques et claniques reste à inventer. Question ignorée depuis trop longtemps. C’est aussi cela la préparation de l’avenir d’une nation unie, forte et prospère.

 

Aden Omar Abdillahi.

Chercheur au CERD

Publié dans Société

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