Malaise chez les mieux diplômés « Ça y est ! J’en ai marre, je m’en vais loin d’ici ! »

Publié le par Aden Omar Abdillahi

Ils ont fait des études supérieures, souvent à l’étranger, occupent les emplois les mieux rémunérés du pays (dans l’administration publique et le secteur privé) et possèdent tous les atouts pour mener le train de vie qui leur convient et ce au-dessus des standings moyens nationaux. Et pourtant, les mieux diplômés de la population djiboutienne, « supposés » mieux lotis, préfèrent, dans leur écrasante majorité, s’expatrier plutôt que de rester et vivre dans leur propre pays. Certains ont déjà réalisé ce souhait et se trouvant à des milliers de kilomètres de chez eux, ils espèrent assouvir leurs besoins de changement de cap. D’autres entreprennent les démarches dans le sens de ce nouvel exil, sans retour programmé, vers un meilleur horizon.

Il ne faut surtout pas se tromper en pensant qu’il s’agit ici d’un événement marginal n’impliquant que quelques individus isolés victimes d’un effet de mode ou tenter par une hypothétique envie passagère de découvrir l’Occident qui les pousserait hors des frontières nationales. Ce ne sont pas non plus des personnes dépourvues d’avantages socioéconomiques à Djibouti ou qui se sont laissées emporter par la perspective des meilleures conditions économiques à l’étranger.

Mais nous avons là tous les ingrédients d’un véritable phénomène social qui touche une large frange de « l’intelligence djiboutienne » et qui pourrait à terme poser un sérieux problème dans le pays en matière de ressources humaines qualifiées. C’est une hémorragie de cadres qui s’annonce avec des risques énormes en prime pour Djibouti et qui saperait à l’avenir tous ses efforts en matière de développement économique et social. Puisque, cela concerne, particulièrement et en premier lieu, les hautes catégories socioprofessionnelles (enseignants, chercheurs, ingénieurs, médecins, juristes et magistrats, haut cadres du privé, etc.) et surtout sa composante jeune avec une moyenne d’âge oscillant entre 28 et 35 ans.

Bien évidemment, cette situation ne constitue pas en soi une nouveauté à Djibouti, mais le contexte national et la nature de ce phénomène sont complètement différents aujourd’hui. Le climat d’incertitudes, né de la guerre Etat djiboutien - FRUD suivie d’une morosité économique nationale sans précédente, s’est estompé et est loin derrière nous. Et malgré, la bonne santé économique et financière de notre pays, une régularité des salaires, une situation de paix et des perspectives meilleures, le phénomène continue de prospérer et touche quasi exclusivement les diplômés de haut niveau, souvent célibataires ou jeunes couples récemment mariés. La plupart d’entre eux, ayant effectuée leur cursus universitaire à l’extérieur du pays, dispose d’un accès simplifié pour l’obtention de visas de séjour et de facilité dans les déplacements à l’étranger et ne souffre aucunement d’une curiosité incitatrice à l’exil en Occident. Et pourtant!

Quelles sont les raisons de cet exil réfléchi et soigneusement planifié ?

 

Les raisons objectives

De retour au pays, animés par la volonté de pouvoir appliquer, finalement, les fruits de tant d’années d’études universitaires et apporter leur pierre à l’édifice national, les diplômés djiboutiens déchantent très rapidement en butant sur un ensemble d’obstacles les uns plus décourageant que les autres.

Premièrement, après seulement quelques années d’exercice de leur nouveau métier relativement bien payé, un sentiment d’inaccomplissement professionnel fait surface. Il s’agit de l’impression d’avoir fait le tour du travail en un rien de temps et de tomber, dorénavant, dans une espèce d’ennui professionnel. Les jeunes diplômés souffrent d’une absence de considération professionnelle et de valorisation de leur travail. Ils estiment que quelque puissent être les efforts consentis pour accomplir leurs tâches, cela n’engendrera aucune reconnaissance de la part des supérieurs qui n’ont cure de leurs compétences et savoir-faire. Ces derniers demeurent sourds et insensibles aux initiatives et propositions émanant de ces diplômés, considérés comme des potentiels concurrents dont il faut se méfier et dompter.

Deuxièmement, ils éprouvent des difficultés d’intégration dans ce système administratif, qu’ils jugent, déliquescent et dénué de tout professionnalisme. Cette administration publique caractérisée par des dysfonctionnements et un laisser-aller insupportable étouffe toute volonté destinée à la corriger. Elle dissuade les intentions de redressement des plus motivés et semble condamner à abrutir ses employés. La machine de la méritocratie s’est grippée depuis longtemps et les perspectives (promotion, avancement, etc.) sont devenues aléatoires ou bouchées quelque soit le niveau. Les règlements ne sont pas respectés, la méthode de travail est tout simplement inexistante, les tâches sont répétitives et ne requièrent rarement une qualification, et par conséquent, la conception est totalement inconnue. En prenant place dans cet environnement désagrégé et incertain, les diplômés sont immédiatement désillusionnés et commencent, aussitôt, à s’inquiéter de la désintégration inévitable de leurs capacités intellectuelles s’ils continuaient à y évoluer. Le secteur privé n’est guère mieux structuré.

Troisièmement, un sentiment d’insécurité s’est développé ces dernières années, depuis l’agression mortelle d’un médecin djiboutien sur la route de Venise, les vols à main armée répétés sur des passants,  le vol des biens, les cambriolages, les crimes crapuleux contre des femmes, les menaces proférées contre d’autres, les voitures saccagés les nuits, le nombre alarmant d’immigrants clandestins dans la capitale et les jets de pierres qui sont le fait des jeunes.

Enfin, l’inamovibilité et l’archaïsme de la société djiboutienne et son caractère profondément tribaliste les répugnent. Les diplômés djiboutiens, bercés par les sirènes du modernisme à l’ère de Facebook et de l’iPad, et ayant étudiés dans les pays occidentaux où la liberté de chacun et l’égalité des chances sont des pierres cardinales, se retrouvent à la périphérie de leur propre société et éprouvent des difficultés d’intégration à la matrice sociale privilégiant l’appartenance clanique au détriment des capacités de l’individu. La crise identitaire et culturelle n’est pas loin. Le « de quel clan es-tu ? », érigé en grille de lecture incontournable et systématique, est privilégié à la compétence, aux diplômes et aux capacités individuelles en générale. Ajoutant à cela, l’atmosphère générale fort désagréable où tout le monde s’épie et se mêle de tout, limitant par là le droit à la quiétude et à la liberté de penser, de dépenser, d’agir et de se comporter différemment et selon ses choix.

Cependant, plusieurs autres raisons de moindre importance peuvent être, également, avancées.

 

Les justifications secondaires

Ce malaise, d’un genre nouveau, trouve une explication complémentaire dans la conjugaison d’une série de petits inconvénients qui confortent les diplômés djiboutiens du bien-fondé de l’expatriation.

D’abord, il y a l’absence, tant décriée à Djibouti, d’espaces de loisirs et de divertissements. L’unique cinéma du pays a fermé ses portes il y a de cela près d’une décennie et les projets d’ouverture d’un autre peinent à se concrétiser encore aujourd’hui. Par contre, le théâtre national, bien qu’il accouche régulièrement  des pièces caractérisées par leur monotonie et leur similitude, ne correspond pas aux besoins de cette catégorie et n’est pas du tout adapté à sa demande. Par ailleurs, la politique du tout urbanisme envahi les espaces réservées aux sports et à la détente. Sur un autre plan, malgré que le pays compte des beaux sites touristiques, cette filière n’est pas encore développée et toussote. Il est hors de propos, également, de parler de musés ou de bibliothèques municipales, parce qu’ils n’ont jamais existé. Et après la journée de travail, le choix distractif convenable est, naturellement, restreint et se résume assez vite.

Ensuite, les inconvénients quotidiens tels que le délestage électrique, surtout, en période de grande chaleur et dont la solution tarde à venir et les coupures d’eau, devenues permanentes dans certains quartiers, contraignent les habitants à être toujours à la recherche de cette denrée rare et rendent compliquer la vie. Ces rues poussiéreuses et crasseuses tendant à se transformer en des déchetteries et des toilettes à ciel ouvert (pour clandestin et troupeaux sans maître qui errent sans cesse) au milieu des habitations humaines déversant à l’odorat des riverains une puanteur insupportable. Même avec un salaire confortable que peut-on faire face à la défaillance globalisée des services de l’administration ? A vrai dire, pas grand-chose.

Puis, de l’avis de certains de ces volontaires à l’exil, en connaissance des causes, il serait plus cher de vivre dans notre capitale que Paris, Bruxelles ou Londres. Notamment, en ce qui concernent les coûts des produits alimentaires, de l’énergie ou du carburant quoique avec de qualités et de conditions beaucoup plus médiocres chez nous. Des prix qui ne cessent de grimper de manière irréversible sans jamais revenir à la situation initiale quelque soit le contexte. Cela est due à la fois à l’absence patent d’un contrôle administratif sur les prix et à la rapacité et la cupidité des commerçants qui se taillent des marges bénéficiaires exorbitantes en dehors de toutes justifications et logiques commerciales de coûts-profits. Ils dénoncent, aussi, l’absence de couverture médicale à Djibouti et le système élitiste des soins médicaux extrêmement chers et limités dans la prise en charge de maladies.

Enfin, nous pouvons évoquer, également, au vu de tous ces travers du pays, une certaine nostalgie de la vie occidentale, agréable et ordonnée, qui germe dans l’esprit des mieux diplômés djiboutiens. Pourquoi supporter tant de dégoûts lorsqu’il est plus aisé de trouver mieux ailleurs ? La perspective d’obtention de nationalité étrangère ou de titre de séjour de longue durée dans des délais assez courts, pour les plus outillés sur le plan universitaire, et la certitude d’une meilleure vie font le reste.

 

 

Conclusion

            Les forces vives djiboutiennes, censées endosser les clés de l’avenir du pays, sont victimes de désenchantement, exprimant un sérieux malaise, elles candidatent à l’exil. Il est évident, qu’à moins d’y remédier, de manière urgente, le problème serait lourd de conséquences pour Djibouti dans un proche avenir.

            En effet, voici sept propositions, directes et indirectes, pouvant peut-être constituées un début de solutions :

1. mettre en place une véritable politique ciblée, prenant en charge les besoins spécifiques de cette catégorie avec des conditions avantageuses en terme d’insertion professionnelle et de facilitation d’accès aux crédits (mariage, consommation et logement) ;

2. procéder à une refonte en profondeur de l’administration publique : en introduisant la gestion axée sur les résultats, en rehaussant la valeur et le goût du travail par la professionnalisation des agents, en établissant des plans de carrière clairs et en facilitant la mobilité professionnelle pour prévenir la routinisation ;

3. capitaliser sur les compétences en les valorisant et instaurer une grille de rémunération indexée sur le mérite et l’effort de chacun ;

4. améliorer la communication du gouvernement en matière de résolution des problèmes de la société (sécurité, niveau de vie, énergie, etc.) et accélérer les réformes ;

5. encourager les libertés (d’entreprendre, d’expression et d’initiative) et améliorer leur sauvegarde ;

6. développer les activités de loisirs et de divertissements en leur insufflant un nouveau dynamisme et une diversité ;

7. et instaurer une politique incitatrice au retour dans le pays en faveur des compétences de notre diaspora.     

 

            La gravité et l’urgence de la situation nécessitent des mesures concrètes et immédiates à même d’inverser sinon de stopper cette tendance. De notre capacité de réaction et d’imagination, du degré de notre engagement et, surtout, de notre volonté dépendra l’issue. 

 

Publié dans Googa le 25 août 2011.

Publié dans Société

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